vendredi 5 décembre 2014

« La communauté internationale doit faire pression sur la junte thaïlandaise »

LE MONDE |  • Mis à jour le  |Propos recueillis par 
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Jaran Ditapichai, le 25 septembre à Paris.

Jaran Ditapichai est un des représentants des Chemises rouges, mouvement proche de l’ancien premier ministre thaïlandais Thaksin Shinawatra et hostile au coup d’Etat militaire du 22 mai, qui a porté au pouvoir le général Prayuth Chan-Ocha. Né en 1947 dans la province de Phatthalung, dans le Sud thaïlandais, Jaran Ditapichai est une des figures de la révolution étudiante de 1973 à Bangkok. Après la répression de 1976, il rejoint le Parti communiste thaïlandais et entre dans la clandestinité, avant de trouver refuge à Paris entre 1984 et 1999. Dans les années 2000, il fait partie de la Commission thaïlandaise des droits de l’homme, une ONG. Depuis le coup d’Etat du 22 mai, il est entré en dissidence et a de nouveau rejoint la France, où il a demandé l’asile politique.

Que s’est-il passé pour vous depuis le coup d’Etat du 22 mai ?
Après avoir pris le pouvoir, les militaires ont convoqué 150 personnes supposées hostiles au coup d’Etat, dont moi. La plupart ont répondu à la convocation parce qu’elles n’avaient aucune idée de comment elles pouvaient se cacher. Elles ont été détenues quelques jours, puis relâchées, pour toutes celles qui n’étaient pas accusées d’un crime de lèse-majesté. Moi j’ai choisi de ne pas me rendre à la convocation. J’ai traversé clandestinement la frontière avec le Cambodge, et trois semaines plus tard je suis arrivé en France. Entre-temps, mon passeport thaïlandais a été annulé et une enquête pour crime de lèse-majesté a été ouverte à mon sujet.
Que vous reproche la justice thaïlandaise ?
D’avoir été l’un des organisateurs d’une représentation de théâtre, l’an dernier, à l’occasion du 40e anniversaire de la manifestation étudiante du 14 octobre 1973, qui avait fait tomber la dictature militaire. Les autorités ont considéré que cette pièce critiquait la monarchie, et aujourd’hui, deux personnes sont toujours détenues pour y avoir participé.
Pourquoi le gouvernement issu du coup d’Etat militaire est-il aussi prompt àréprimer le crime de lèse-majesté ?
Ce thème est central dans la crise thaïlandaise actuelle. Après le coup d’Etat de 2006, qui a renversé Thaksin Shinawatra, des Thaïlandais ont critiqué l’implication du Roi dans la politique thaïlandaise, ainsi que son immense fortune – c’est le souverain le plus riche du monde. C’était du jamais vu dans l’histoire du pays. L’armée ne savait pas comment faire cesser ce phénomène, et elle a pris lepouvoir. Le coup d’Etat du 22 mai avait pour objectif de stopper ceux qui critiquent la monarchie et de détruire le Pheu Thai [« Pour les Thaïlandais »], le parti pro-Thaksin, que les militaires considèrent comme trop puissant électoralement.
Des Thaïlandais lors d'une manifestation de soutien au roi Bhumibol Adulyadej, le 15 septembre à Bangkok.
En tant que membre des Chemises rouges, êtes-vous pour l’abolition pure et simple du crime de lèse-majesté ?
Il faudrait en tout cas réformer la législation. Aujourd’hui, n’importe quel citoyen peut accuser un autre de ce crime auprès de la police. Les personnes arrêtées ne sont pas libérées sous caution jusqu’à la fin de la procédure, qui peut durerplusieurs années. Enfin, les peines prévues, entre cinq et quinze ans de prison, sont trop sévères.
Aujourd’hui, où en est le mouvement des Chemises rouges ?
Huit ans se sont écoulés depuis le coup d’Etat de 2006. Beaucoup de militants sont découragés, ont dû s’enfuir, se cacher, certains ont été tués… Mais en Thaïlande, les représentants du gouvernement renversé le 22 mai sont de plus en plus virulents. A l’étranger, nous avons fondé l’Organisation des Thaïlandais libres pour les droits de l’homme et la démocratie (FTHD), que je représente en Europe. Nous souhaitons interpeller la communauté internationale, afin qu’elle mette la pression sur le gouvernement de Prayuth, par exemple en refusant de vendre des armes à l’armée thaïlandaise. Le mécontentement grandit en Thaïlande. Dans quelques mois, il y aura sans doute des manifestations importantes contre les militaires.
Prayuth Chan-ocha, le 29 septembre à Nakhon Nayok, à une centaine de kilomètres de Bangkok.
Comment jugez-vous l’action de Prayuth Chan-ocha depuis son arrivée au pouvoir ?
Je trouve qu’il n’est pas très intelligent et qu’il dit beaucoup de bêtises, comme on l’a vu dans l’affaire des bikinis [après le meurtre de deux touristes britanniques, le 15 septembre, Prayuth Chan-ocha s’était publiquement interrogé : « Peuvent-ellesêtre en sécurité en bikini ? A moins qu’elles ne soient pas belles »]. Il affirme presque tous les jours qu’il va donner « du bonheur au peuple », qu’il va luttercontre la corruption, mais on sait qu’il n’y croit pas lui-même.
Que pensez-vous de l’intention affichée par Prayuth Chan-ocha deréconcilier les deux clans rivaux en Thaïlande, les Chemises rouges et les Chemises jaunes (militants ultraroyalistes, souvent issus des classes favorisées de Bangkok) ?
Ce n’est pas possible, le fossé est trop grand. Les Chemises jaunes ne croient pas en la démocratie, ils estiment que les élections ne profitent qu’aux hommes politiques corrompus. Ils se considèrent comme des saints et nous considèrent comme des démons. Cette situation durera pendant encore dix ou vingt ans.
Les Chemises jaunes estiment que les membres des Chemises rouges, fortement représentés dans les régions pauvres de la Thaïlande, sont ignorants en matière politique…
Oui, ils disent que nous sommes comme des buffles [une expression péjorative en thaï]… Mais c’est une méconnaissance de leur part. Dans la Thaïlande d’aujourd’hui, lorsque l’on va dans les villages, on constate au contraire que lesgens sont très instruits, très au fait de l’actualité politique. Ils lisent des journaux, vont sur Internet, écoutent des disques politiques… A Bangkok, les chauffeurs de taxi, qui sont souvent pro-Thaksin, parlent facilement de l’actualité avec leurs clients. Il est facile de constater qu’ils ont une bonne culture politique et qu’ils sont bien informés.
Dans les années 2000, en tant que militant des droits de l’homme, vous vous êtes montré très critique envers Thaksin Shinawatra. Aujourd’hui, vous vous retrouvez dans le même camp que lui…
A l’époque, j’ai en effet dénoncé la violence de la répression contre la drogue. Mais je fais la distinction entre ce qui s’est passé quand il était premier ministre et la situation actuelle. De mon côté, j’ai toujours été un militant des droits de l’homme, et donc un opposant aux coups d’Etat militaires. Par ailleurs, aujourd’hui, Thaksin essaie de se faire discret. Il veut retourner en Thaïlande, que ce soit par le compromis ou par la lutte politique, et depuis le coup d’Etat il est difficile d’avoir accès à lui, même pour l’opposition en exil.
Qu’en est-il de la gauche en Thaïlande ?
Elle n’existe pratiquement pas. Mais il y a quand même des clivages économiques entre les rouges et les jaunes : les rouges sont des libéraux. Mais certains jaunes, qui interprètent à leur manière la philosophie du roi Bhumibol Adulyadej sur l’autosuffisance du pays, veulent que la Thaïlande se déconnecte de l’économie mondiale. A mon sens, cela serait une erreur.
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Vos réactions (3)Réagir
lek sans chemise il y a 9 semaines
On peut comprendre la lassitude de certains thaïs envers la monarchie et les membres de la famille royale,mais pas envers le roi.La lassitude ne justifie pas de faire tomber la monarchie au profit de la riche famille Thaksin qui orchestre le système de corruption et le mouvement" rouge" Son beau frère et sa soeur Yingluck ont été premier ministre. Paris juillet 2014, pour qui les valises de billets portées par Yingluck? Donnons une chance à Prayuth pour régler la corruption stabiliser le pays.
 
Ami des Thaïlandais il y a 9 semaines
La situation est en effet bien plus complexe que ce que cet article-entretien ne le suggère. Thaksin Shinawatra est toujours poursuivi en Thaïlande, pour des affaires de corruption très lourdes. Avant la loi martiale et le dernier putsch, les chemises jaunes avaient pour elles le mérite d'être plus pacifiques que les rouge. Sans pouvoir parler au nom de toutes les jaunes, qu'ils soient 'anti-libéral' (à la mode Thaksin) est sûr, écrire qu'ils sont anti-démocratiques est un peu rapide!
 
Citoyen étonné il y a 9 semaines
La situation en Thaïlande est beaucoup plus complexe que ne le suggère le titre. Ni les "jaunes" ni les "rouges" n'ont de légitimité reconnue. Dichotomie ville-campagne, diversité de classes et d’ethnies, monarque mourant etc. Le coup d'état ne résout rien mais appeler à "faire pression sur la junte" ne veut rien dire . Thaksin est aussi loin d'être un ange. Cf. "Les Chemises jaunes ne croient pas en la démocratie, ils estiment que les élections ne profitent qu’aux hommes politiques corrompus"
 
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